Jeanne Balibar compose une lecture jouée des enquêtes de trois historiennes : elles retracent les vies de l’esclave Páscoa, de la parricide Violette Nozière et de l’actrice et militante Delphine Seyrig. Ces recherches s’incarnent dans le corps et la voix de l’actrice et jettent un regard sur trois destinées emblématiques.
Pour sa première création seule et le premier spectacle dans lequel elle se retrouve seule en scène, Jeanne Balibar a retrouvé trois amies de lycée devenues historiennes. Entre lecture et archives, la comédienne accompagne en scène leurs recherches, faisant entendre le récit historique écrit au féminin – et des vies de femmes dont la voix, dans un contexte ou un autre, fut jugée illégitime. Ce faisant, elle compose les portraits de six femmes, trois personnalités du passé et trois intellectuelles contemporaines, et à travers eux, comme en transparence, un certain portrait d’elle-même.
Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Anne-Emmanuelle Demartini et Emmanuelle Loyer sont en effet trois historiennes contemporaines renommées. Leurs enquêtes leur ont fait croiser le destin de femmes aux vies singulières si ce n’est saisissantes, témoignant de trois époques de l’histoire culturelle européenne autant que de l’intimité des luttes des femmes. Toutes les trois partagent en effet un attachement aux faits et gestes, aux possibles d’une vie, dans l’Europe et Brésil esclavagistes du XVII siècle, la France des années 1930 ou le monde de l’art post-68.
Accompagnant leur parcours parsemé de remises en cause et de déplacement du regard, Jeanne Balibar s’attache à la qualité de leur écriture pour en tirer un jeu attentif aux nuances des recherches et des mots choisis. Elle orchestre les détails, une page tournée, un regard, un accent dans une phrase : la mise en jeu de la voix et du corps rencontre l’écriture d’une femme amie et à travers elle la voix d’une autre, ressurgie du passé. Veillée d’arme, sororité par les mots et la scène, une mise à nu du théâtre lorsqu’il réveille les mortes à travers les mots de l’auteure.
Jeanne Balibar lit ce qui n’était qu’un manuscrit lorsqu’elle l’a découvert: la recherche de Charlotte de Castelnau-L’Estoile pour témoigner de la mémoire de l’édifiant combat de Páscoa Vieira – jeune femme née esclave en Angola en 1659 et embarquée pour Salvador de Bahia en 1686 sur un bateau négrier. L’Inquisition lui fit subir, au prétexte de bigamie, un procès exceptionnel qui dura 10 ans. L’historienne ramène l’archive judiciaire au niveau des réalités sociales d’une personne. Elle fait apparaître le portrait contrasté de Páscoa, femme et esclave, de ce qu’elle affronte et de ce qu’elle réalise. Anne-Emmanuelle Demartini a publié un ouvrage sur un procès célèbre du début du XXème siècle. En 1934, Violette Nozière, 18 ans, tente d’empoisonner ses parents et assassine ainsi son père. Lors des audiences, elle accuse celui-ci d’inceste pour expliquer son geste. Elle a une vie libre, des fréquentations douteuses, elle est soignée pour syphilis. Elle est condamnée à mort: elle ressemble trop à la femme sorcière, méchante, dévergondée, hystérique, sa parole n’est pas audible. C’est en s’attachant à comprendre pourquoi qu’Anne-Emmanuelle Demartini explore à son tour ce qu’une femme peut agir ou non dans la société française du début du XX siècle. Devenue fille, épouse et mère modèle, Violette Nozière sera graciée et réhabilitée en 1963.
L’actrice Delphine Seyrig, comédienne de théâtre majeure, égérie de Marguerite Duras, Claude Régy, Alain Resnais ou François Truffaut, fut également une militante engagée dans le combat féministe des années 1970. Participant aux manifestations, usant de sa notoriété pour appuyer des prises de position fortes – défendant la légalisation de l’avortement, elle signe le manifeste des 343 ou témoigne au procès de Bobigny en 1972 au côté de l’avocate Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir par exemple – elle interpelle également son environnement professionnel, le cinéma, quarante ans avant #metoo et au risque de sa carrière. Le milieu du cinéma ne lui a sans doute pas pardonné des prises de parole comme Sois belle et tais-toi, un documentaire qu’elle réalise au milieu des années 1970 en s’entretenant avec une vingtaine d’actrices sur leur expérience professionnelle, les rôles proposés et leurs relations avec les équipes et les producteurs. L’historienne de la culture Emmanuelle Loyer, qui a notamment étudié les manifestations de mai 68 en revenant aux tracts, textes et archives pour les extraires des discours caricaturaux qui en sont fait, a rassemblé notes et archives qui servent de trame narrative à l’actrice.
Ainsi se raconte, entre recherche historique, littérature et voix théâtrale, quelque chose de la condition féminine, celle d’hier et celles d’aujourd’hui, de ses combats et de ses complicités, à mille lieues de l’éternel idéal féminin.