OPENING NIGHT

[ Cyril Teste ]
Date(s) :  du 3 mai 2019 au 26 mai 2019
Horaire(s) :  Du mardi au samedi à 20h30 Matinées les samedis 18 et 25 mai à 15h30 Matinées les dimanches à 16h
D’après le scénario de : John Cassavetes
Mise en scène : Cyril Teste
Avec : Isabelle Adjani, Morgan Lloyd Sicard et Frédéric Pierrot

Un soir après le spectacle, du côté de l’entrée des artistes, une toute jeune fille attend parmi la foule des chasseurs d’autographes. Elle a dix-sept ans à peine. Elle s’appelle Nancy. Lorsque la grande actrice Myrtle Gordon franchit enfin le seuil du théâtre, Nancy se précipite, l’enlace, tombe à ses genoux. Inlassablement, elle lui répète « Je vous aime, je vous aime ». Myrtle est touchée par sa passion, sa fraîcheur, sa beauté. Voit-elle en son admiratrice une image d’elle toute jeune ? Un instant plus tard, Nancy est renversée par une voiture, près de son idole. Elle est tuée sur le coup…

Ainsi s’ouvre Opening Night : par un imprévu mortel. Triste fait divers ou signe fatal ? Banalité ou tragédie ? Question de point de vue, sans doute. À une exception près, tous les témoins de l’accident iront au restaurant. Et dès le lendemain, tous auraient oublié, s’il n’y avait justement cette exception nommée Myrtle, qui va s’enfoncer dans l’insomnie et dans l’obsession pour déchiffrer ce que lui dit cette mort, cette morte. Ce qui commence pour elle cette nuit-là, c’est une aventure étrange, extrêmement intime et violente : un dialogue avec elle-même qui tient à la fois de l’examen de conscience, de la descente aux enfers et de la quête créative.

Opening Night, ou : comment se poser, chaque soir, la question du public ?

C’est-à-dire : comment la poser vraiment ? Sans faire semblant ?

En la posant avec lui et devant lui. Ici, la répétition n’est plus simplement une préparation. Ce projet est une recherche qui prend le large, qui a partie liée avec le vertige. Interminable par principe. Ici, « nous ne sommes plus dans le produit », dit Cyril Teste, « mais dans le processus ». Non dans l’édition d’une oeuvre achevée, mais dans une écriture qui se prolonge jusque sous les yeux du public. Celui-ci n’est plus seulement témoin mais partie prenante. Acteur lui-même à part entière. Et différent chaque soir.

Ce que nous fait voir cet Opening Night est un modèle de ce qui se passe alors. Nous découvrons une équipe artistique de trois comédiens, l’un qui joue un metteur en scène, Morgan Lloyd Sicard (Manny), et les deux autres Frédéric Pierrot et Isabelle Adjani qui interprètent Maurice et Myrtle. Parfois, Cyril Teste se joint à eux pour intervenir lui-même dans sa propre construction, comme dans un happening. Ensemble, ils travaillent à la création d’une certaine pièce. Mais le spectacle qu’ils répètent se met à vaciller, à sortir de ses rails, de même que le temps, comme dit Hamlet, sort de ses gonds. Alors s’ouvre la porte par laquelle arrivent les spectres. Il suffit qu’un seul prenne corps, celui d’une très jeune fille (Zoé Adjani), et voilà que la quête de perfection se met à dériver, que les repères deviennent flottants, et les frontières entre le jour et la nuit sont comme suspendues. On pourrait croire qu’un tel dérèglement n’est dû qu’à un problème personnel de l’actrice qui joue Myrtle. C’est en partie vrai, mais en partie seulement. Pour l’une et l’autre, le théâtre est à la fois masque et miroir – mais il n’est rien sans le visage qui porte l’un et hante l’autre, le visage en quête de sa vérité, et qu’il faut toujours travailler à retrouver (comme disait Valéry, « le plus profond, c’est la peau »). Car « la réalité de la réalité » doit sans cesse être reconquise. Sous le personnage de l’actrice (qu’elle pourrait parfaire), Myrtle veut la personne (imprévisible, imparfaite). Et que cette personne soit vivante. Libre, en mouvement. Elle ne veut pas l’exécuter.

De fait, c’est à une naissance que nous assistons. A la création d’un spectacle vivant avec le public. Celui-là ne peut advenir qu’à un certain prix : en mettant en danger cet autre spectacle qui l’avait précédé, celui qui était d’abord conçu pour le public – celui qui était pensé pour être rodé, pour tourner et tourner rond. Ce spectacle-là doit être arraché à sa fixité, risqué sur le plateau comme l’enjeu d’un pari fou. Le spectacle visible – la mise en scène classique, « pour le public » – est comme l’enveloppe, la chrysalide qu’il faut faire craquer pour qu’apparaisse le spectacle encore invisible. Et pour qu’il prenne son envol sous les yeux du public, avec lui.

Et là, peut-on encore parler de spectacle ? Oui, mais à la condition de préciser, comme Cassavetes, que « le mouvement de la scène importe plus que le spectacle lui-même ». A condition d’accepter pleinement que le spectacle est performance. En d’autres termes, qu’il est l’art le plus contemporain qui soit : un art fait pour être partagé avec tous ceux qu’il convoque autour de lui, en un seul et même temps, unique à chaque fois, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».

Pour le dire encore autrement, Cyril Teste a reconnu, dans Opening Night de Cassavetes, non pas simplement un film – un long-métrage, une oeuvre achevée –, mais la trace d’une performance filmique. Les vestiges d’un processus visant tout entier à la préparation d’un moment inanticipable : celui où le théâtre surgit enfin, dans la rencontre avec le public. Un éloge en acte de la pure mobilité.

D’où le paradoxe : interpréter la partition d’Opening Night, c’est inventer ou réinventer dès le début et chaque soir ce qui, dans le long-métrage, ne se produit qu’une seule fois, et à la fin. C’est ouvrir un chantier de déconstruction. C’est travailler, en cours de répétitions, contre tout ce qui risque de fixer quelque chose qui ne serait que répétable.
( Répéter, en soi, n’est pas interdit : mais ici, on ne répète que pour arracher la répétition à elle-même.) C’est avant tout retenir de l’oeuvre son refus des formes figées, sa quête acharnée de la fluidité, de la performance – qui, comme son nom l’indique, ne pose des formes que pour les traverser. C’est mettre ses pas dans ceux de Cassavetes, qui après avoir composé un scénario original (dont la traduction intégrale, y compris de scènes inédites, a servi ici de base de travail), en avait recréé toutes les situations au tournage, puis au montage. Bref – c’est prendre absolument au mot le nom même du film : avec Opening Night, chaque soir doit être une première et dernière fois, un événement unique. Ce qu’on appelle, réellement, une « première ».

Réellement ? Mais oui. Cette recherche a lieu ici, maintenant. Vous – le public qu’elle convoque, ses contemporains – êtes impliqués dans le processus de cette mise en oeuvre, ou plutôt de cette mise en mouvement de l’oeuvre. C’est à vous que s’adresse ce laboratoire nocturne : l’expérience qu’on y conduit, vous la partagez. Quand Myrtle parle de ses raisons de jouer – faire en sorte qu’une femme au fond de la salle, ne serait-ce qu’une seule, puisse reconnaître que sa solitude est partagée – c’est de vous qu’elle parle, et à vous. Et ce n’est pas seulement Myrtle qui dit ces mots, mais Isabelle Adjani interprète d’une interprète qui n’est autre, au fond, qu’elle-même, sur scène, au présent, avec vous. « Rencontre » n’est plus un vain mot, « nouveauté » non plus, car chaque soir, des années après le tournage d’Opening Night, la lutte qui se mène au plateau pour donner chair au théâtre est reconduite à nouveaux frais sur scène comme dans le film – dans un geste de grande fidélité à son esprit. « J’ai donc décidé de tout écrire au fur et à mesure des jours sous les yeux complices du public », écrit Cyril Teste. « J’interviens, je coupe, je ramène des scènes le matin pour le soir, j’intervertis l’ordre et crée du désordre et tente dans ce geste de traverser cette question non définissable de la création. »

 

Daniel Loayza, 6 mars 2019

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