Frank Castorf, longtemps directeur de la célèbre Volksbühne de Berlin, s’empare de Bajazet de Racine avec une belle équipe d’interprètes francophones, dont Jeanne Balibar. Agitateur du théâtre allemand depuis quarante ans, Castorf est célèbre pour sa direction d’acteurs au croisement du grotesque et de l’intensité fervente, son utilisation de la vidéo dont il fut l’un des premiers à explorer les ressorts proprement dramatiques et ses adaptations vertigineuses de romans – notamment Dostoïevski avec qui il partage le goût pour l’analyse sociale précise, lucide et crue, portée par l’énergie des désespéré·e·s. Son théâtre est farouchement attaché à sa liberté d’agir et de penser, sans fuir ses contradictions mais en refusant férocement toute compromission.
Pour la première fois et en français, il adapte Racine, auquel peu d’artistes non francophones ont tenté de se mesurer avant lui. C’est qu’il y retrouve les fondamentaux de son théâtre, et d’abord la conviction que la pureté n’existe pas et que le tragique de l’existence naît des collusions entre passions privées et pouvoir, entre désirs et contingences. Mais aussi parce que c’est par la parole, l’ancre du théâtre, que les héroïnes et héros du théâtre de Racine font exploser les cadres sociaux qui leur interdisent de vivre leurs désirs, désir passionnel et désir de liberté – une parole exigeante et radicale, mortelle s’il le faut. Castorf rapproche alors Racine d’Artaud, autre poète de la démesure vitale qui s’extirpe par le verbe de ce que sa naissance, son corps et son environnement lui imposent, pour parvenir à renaître à lui-même. Alors, depuis le confinement du sérail du Sultan de Constantinople dans Bajazet, Castorf rejoint deux poètes français majeurs et réveille nos démons.